Au fil des lectures : reçu 10/10

mars 2020

« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)

Nicolas Baverez « le Monde selon Tocqueville »Éd. Tallandier

tocquevilleNicolas Baverez, pourtant bien occupé par son métier d’avocat, profite de ses vacances depuis des années pour écrire et nous faire partager ses préoccupations et ses passions. Dans une œuvre abondante, dénonçant dès 1994 « l’Impuissance publique » (Calmann-Lévy), puis s’inquiétant de « la France qui tombe » (Perrin) dix ans plus tard, il vient de nous mettre en garde avec « l’alerte Démocratique » (éditions de l’Observatoire). Tous ces ouvrages trouvent leur héritage intellectuel dans l’œuvre de Raymond Aron (1905-1983) et bien avant lui dans celle d’Alexis de Tocqueville (1805-1859).

C’est une forme de lecture introduite et commentée que nous propose Nicolas Baverez avec son « Monde selon Tocqueville ». Une lecture enrichie et facilitée (270 pages) pour ceux qui seraient impressionnés ou rebutés par les dimensions de ces deux ouvrages majeurs que sont « De la Démocratie en Amérique » (1835) et « l’Ancien Régime et la Révolution » (1856). Car il s’agit d’un auteur essentiel dans l’histoire des idées politiques européennes. Une génération le sépare de Say et sa lecture de la Révolution française et de la révolution industrielle est à meilleure distance et son écriture plus moderne et plus fluide.

Pourtant de nombreux éléments d’analyse enrichissent et complètent celle de Say :
La France manque de principes supérieurs et n’a jamais que des sensations, ce qui l’empêche de se maintenir très haut en dépit de son génie, car à la fois individualiste et étatiste elle aime défier toute autorité. S’en suit une détestation des dirigeants et une vénération de l’État qui se traduit par la passion pour la dépense publique : « La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l’impôt ne sont point chez nous une maladie particulière à un parti, c’est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même ».
Par ailleurs, à la réforme nécessaire qui demande énergie et persévérance, les gouvernements préfèrent sans cesse modifier les règles déstabilisant l’ordre économique et social et légitimant des armées de contrôleurs.

Dans l’opposition entre égalité et liberté, Tocqueville voit se développer une demande illimitée de services et d’aides publiques qui fait des français « un peuple de solliciteurs » jamais satisfaits qui conduisent l’État à la ruine. Car la demande d’égalité trouve facilement une réponse sur le temps court alors que l’éducation à la liberté se fait sur le temps long. Pourtant, d’après Tocqueville la propriété est le remède contre les inégalités et la protectrice des libertés, car « les hommes qui vivent avec une aisance également éloignée de l’opulence et de la misère mettent à leur bien un prix immense. (…) Fort voisins de la pauvreté, ils voient de près ses rigueurs, et ils les redoutent. »

C’est le travail « procurant un lucre » qui permet d’acquérir légitimement cette propriété. Plus encore que Say, Tocqueville voit les limites de la révolution industrielle par la répression des soulèvements ouvriers en 1848. Mais le socialisme qui engendre la jalousie et la guerre des classes n’est pas la réponse. L’impôt proportionnel, la déconcentration de l’État dans des institutions efficaces et l’assistance doivent permettre la correction des dégâts de la révolution industrielle.

Alors que les classes moyennes semblent affaiblies et déboussolées dans toutes les démocraties en dépit de la prospérité dont elles jouissent, on ne saurait trop insister sur l’actualité et la pertinence des analyses et des idées de Tocqueville ; et donc de recommander la lecture que nous en propose Nicolas Baverez.

Et pour vous en convaincre encore et comme une mise en bouche, La Décade ne peut s’empêcher de partager avec ses lecteurs un extrait de la Démocratie en Amérique,
le plus célèbre sans doute :

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et il ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? (…)

Après avoir pris tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige. Il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise pas, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. »

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