Analyse économique

juin 2017

Ralentissement de la productivité mondiale : c’est grave ? Partie 2

Maintenant que les principaux concepts liés à la productivité ont été définis (Décade de mai), nous pouvons nous attaquer à la question de son ralentissement depuis quelques années. Quelle est l’ampleur de ce mouvement ? Selon les données du FMI, calculées sur la base des parités de pouvoir d’achat, sur la période 2012-2016, le PIB mondial a progressé de 3,4 % en moyenne contre 5,1 % sur la période 2003-2007, mais cette nette décélération ne fait que ramener la croissance à son niveau moyen des années 80 et 90. Toutefois, le niveau de création d’emplois est resté à peu près le même : l’emploi progresse d’environ 1,3 % par an contre 1,5 % sur la période d’avant la crise. Autant d’emplois, moins de PIB : la différence provient d’une moindre productivité. Autre manière de constater la même chose : il faut dans la phase d’expansion actuelle moins de croissance pour faire baisser le taux de chômage dans des proportions équivalentes.

Un phénomène global
S’il ne fait pas les premières pages de journaux, le sujet inquiète la plupart des grandes institutions économiques comme le FMI ou l’OCDE qui ont consacré plusieurs rapports à cette question. Le sujet est également lié à la question de la « stagnation séculaire », un terme repris à un économiste des années trente par Larry Summers qui l’emploie pour définir les conditions actuelles : croissance faible malgré un niveau de taux d’intérêt très bas. S’il attribue cette situation à un manque de stimulation de la demande finale, notamment par l’arme fiscale, d’autres considèrent qu’il s’explique davantage par des problèmes d’offre, c’est à dire in fine par la faiblesse de la croissance de la productivité.

Croissance de la productivité du travail

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Comme le montre le graphique ci-dessus, à l’échelle de la planète, le ralentissement de la productivité semble nous avoir ramené au niveau des années 90, mais il faut aussi prendre en compte les effets de composition. En effet, les pays émergents représentent une part bien plus importante du PIB mondial ; or depuis qu’ils sont entrés dans une phase de convergence, ces pays connaissent des croissances de la productivité plus élevées que dans les pays développés. En réalité, la croissance de la productivité a ralenti sur les dernières années aussi bien dans les pays développés que dans les pays émergents. Des études sectorielles montrent également un ralentissement généralisé. Il s’agit donc bien d’un phénomène global.

Un mouvement plus ancien que la grande crise financière au niveau de la frontière technologique
Dans les économies développées, le mouvement est en réalité plus ancien. En effet, la croissance de la productivité semble y avoir atteint un point haut à la fin des années 90 et ralentir depuis, le mouvement s’étant accéléré après la crise de 2008. Par ailleurs, tous les pays développés semblent connaître le même parcours. Dans un article intitulé « The Pre-Great Recession Slowdown » (1), Gilbert Cette, John Fernald et Benoît Mojon analysent ce ralentissement. Leur première constatation est celle de l’interruption du processus de convergence des pays européens et du Japon vers le milieu des années 90. Ce mécanisme très puissant faisait rattraper à ces pays leur retard par rapport aux États-Unis, notamment grâce à la diffusion et l’adoption des pratiques américaines.

(1) Cette, Gilbert & Fernald, John & Mojon, Benoît, 2016. «The pre-Great Recession slowdown in productivity,» European Economic Review, Elsevier, vol. 88(C), pages 3-20.

Leur deuxième constatation est que les pays européens, à l’exception du Royaume-Uni ont finalement peu participé à la révolution de l’informatique et de la communication alors que celle-ci a un double impact positif pour les États-Unis : un impact direct par les gains de productivité directs dans ces secteurs et un impact indirect par les investissements informatiques dans le reste de l’économie qui ont permis à de nombreuses activités de se restructurer pour devenir plus efficaces. Les auteurs montrent effectivement que si la fin des années 90 avaient été caractérisée par une très forte contribution du secteur des TMT, la période entre 2000 et 2004 a vu les bénéfices de l’informatisation se propager aux autres secteurs et notamment aux services marchands, mais la contribution de ces secteurs s’est normalisée depuis 2004.

Si la révolution informatique a joué à plein aux États-Unis, ses effets semblent s’être taris et se pose la question d’un éventuel ralentissement de l’innovation. C’est d’ailleurs l’objet d’un grand débat entre les techno-optimistes (2), qui considèrent que le ralentissement actuel n’est que passager et que les découvertes actuelles laissent entrevoir un nouvel âge d’or de la productivité, et les techno-pessimistes (3) qui considèrent que l’essentiel des gains rapides de productivité est derrière nous. Mais à en juger par les faits, il semble bien que les gains de productivité atteints aux États-Unis à la fin des années 90 et au début des années 2000 soient derrière nous.

(2) Voir The Second Machine Age par Erik Brynjolfsson et Andrew Mcafee

(3) Voir The Rise and Fall of American Growth: The U.S. Standard of Living since the Civil War de Robert Gordon

États-Unis :
croissance de la productivité horaire du travail
(moyenne glissante sur cinq ans)

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Des liens compliqués entre la finance et la productivité mis en évidence
La crise financière a laissé des traces, notamment en réduisant l’investissement et donc l’accumulation de capital du fait de l’incertitude et de conditions financières plus dures. Or, comme le montre une analyse du FMI (4), les récessions sévères laissent une empreinte durable sur la productivité globale des facteurs. Autrement dit, les deux moteurs de la croissance de la productivité tournent au ralenti. En particulier, les entreprises à la situation financière trop fragile réduisent fortement leurs investissements, notamment en R&D.

(4) Gone with the Headwinds, IMF staff discussion note, avril 2017

Mais des conditions financières trop favorables ne sont pas non plus nécessairement une bonne chose… L’article de Cette, Fernald et Mojon montre en effet que les booms de crédit pénalisent la croissance agrégée de la productivité en entrainant une mauvaise allocation des ressources que ce soit au niveau sectoriel ou même à l’intérieur des secteurs. La forte augmentation du crédit a tendance à profiter à des secteurs comme la construction, souvent moins productifs. Au sein d’un même secteur, l’abondance de crédit fait que les entreprises les moins productives se maintiennent en vie. Cet effet peut également se retrouver après une crise, lorsque les banques renouvellent des prêts à une entreprise en réalité insolvable, car peu productive, et ce pour éviter d’afficher des pertes sur ce prêt.

Une approche plus granulaire montre également un problème de diffusion
Si l’on considère l’économie américaine dans son ensemble, le ralentissement de la productivité globale à la frontière est indéniable. Mais c’est une analyse trop fruste, car on observe une grande hétérogénéité au sein des différents secteurs. Pour résumer, les entreprises les plus productives deviennent de plus en plus productives, même si cela se fait à un rythme plus lent depuis quelques années, alors que les entreprises les moins productives n’affichent aucune convergence vers la frontière technologique (5).

Cette moindre diffusion des gains de productivité aux autres acteurs de l’économie peut s’expliquer par de nombreux facteurs. L’OCDE cite notamment la tendance des nouvelles technologies à créer des oligopoles ou des monopoles naturels ou des marchés où le gagnant emporte tout. Du fait d’effets de réseau ou de seuil technologique, certaines entreprises se retrouvent dominantes sur leurs marchés et rendent l’entrée de nouveaux concurrents impossible. Cette réduction de la concurrence pénalise la croissance agrégée.

Que faire pour relancer la croissance de la productivité ?
Le problème est d’autant plus complexe que le ralentissement actuel de la productivité provient à la fois de la frontière technologique et des mécanismes de diffusion au reste de l’économie. Néanmoins, toutes les études citées convergent sur différentes prescriptions. L’éducation est un levier important, mais il ne faut pas surestimer son impact dans les pays développés. La massification de l’enseignement supérieur est derrière nous, il s’agit davantage de soutenir la recherche de pointe pour faciliter le développement de nouvelles technologies. L’investissement en infrastructures, le développement des partenariats entre les entreprises et les établissements de recherche sont des solutions bien connues.

Il faut également établir un cadre d’activité économique propice à l’expérimentation et au développement. Des niveaux trop élevés de réglementation des marchés de produits ou de services limitent les incitations à investir et à créer une nouvelle activité. Il en va de même pour le marché du travail. Les systèmes financiers doivent être à même d’accompagner la croissance des entreprises innovantes, que ce soit en termes de process ou de produits en permettant de rémunérer la prise de risque. Parmi les pays les plus avancés, le fait de pouvoir faire atteindre une taille importante aux entreprises les plus dynamiques et d’amener les entreprises peu productives à se restructurer ou à cesser leur activité est un facteur important dans le mécanisme de diffusion de la productivité.

(5) Productivity Puzzles, discours de Andy Haldane, banque d’Angleterre, mars 2017 et The Future of Productivity, OCDE, juillet 2015

Conclusion
Il n’est pas impossible que le ralentissement de la croissance de la productivité à la frontière technologique soit durable, mais l’effet rattrapage par lequel la majorité des acteurs rejoint les plus avancés demeure un mécanisme important pour agir sur la croissance de la productivité moyenne de l’économie. Il suffit de penser aux Trente Glorieuses qui furent avant tout une période de rattrapage des États-Unis par les économies européennes. L’histoire et l’analyse économique montrent que la concurrence reste le principal moteur pour dynamiser cet effet de rattrapage.

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