Au fil des lectures : reçu 10/10

octobre 2016

« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)

Jacques Rueff (1896-1978)

La publication au printemps dernier de la biographie de Jacques Rueff par Gérard Minart est l’occasion de s’intéresser à l’œuvre et à l’action d’un économiste et pédagogue qui ont toute leur actualité. Le plan Rueff mis en œuvre par Pinay en 1959 permit au Franc de redevenir convertible et à l’économie de repartir après la dévaluation ; son rapport « Rueff-Armand » publié en 1960 identifiait tous les obstacles à la modernisation et inspire tous les auteurs qui depuis cherchent à dénoncer nos conservatismes en matière économique.

Dans son autobiographie on lira avec plaisir son exposé de 1934 à Polytechnique : « Pourquoi, malgré tout, je reste libéral ». Avec cette définition de « libéral » : ce qui convient à l’homme libre, il démontre comment l’économie administrée-dirigée finit toujours par la dictature. La formation des prix dans un marché libre est la condition de la prospérité et du progrès, car « aucun esprit humain ne peut prétendre résoudre le système d’équation à inconnues innombrables qui traduit les conditions d’équilibre ».

Morceaux choisis du Rapport Armand-Rueff qui ne nous semblent pas avoir pris une ride :

« Les transformations inéluctables qu’engendrent le progrès technique, l’industrialisation et l’urbanisation, ne sont économiquement satisfaisantes et humainement acceptables que dans une économie en expansion. (…)

Seule une pareille économie peut permettre de donner satisfaction aux aspirations profondes de notre époque qui veut plus de bien-être, plus d’égalité et plus de culture, car l’expansion est la condition essentielle de l’élévation des niveaux de vie et de l’amélioration générale des conditions d’existence. (…)

La rigidité des structures n’est pas seulement de nature économique. Elle se manifeste aussi par des attitudes psychologiques assez largement répandues et défavorables aux transformations qu’exige notre époque. Ces attitudes sont sans doute en partie la conséquence des protections et des inhibitions qui se sont développées au sein du système économique. Mais elles en sont aussi, à certains égards, la cause et, de ce fait, revêtent une importance particulière en tant que frein à l’expansion. En partie imputables au poids du passé et à l’influence des groupes d’intérêts, elles révèlent une prise de conscience insuffisante des réalités du monde moderne (…)

Les structures administratives sont mal adaptées aux missions nouvelles de l’administration, et notamment à ses responsabilités en matière économique et sociale. La division des administrations en compartiments cloisonnés nuit à l’efficacité de leur action. L’administration ne s’est pas non plus toujours adaptée aux exigences que comporte l’accroissement du nombre des usagers et des administrés ainsi que la diversité et la complexité des droits dont ils peuvent se prévaloir et des obligations auxquelles ils sont soumis. Enfin, la rigidité de certains statuts (…) fait obstacle aux transformations et au dynamisme indispensables dans l’administration d’un Etat moderne. On constate que le progrès technique a insuffisamment pénétré les services publics. Leurs moyens matériels sont souvent chichement dispensés et leurs méthodes de travail demeurent parfois désuètes. (…)

Il est sans doute inévitable que le passé pèse lourd dans un pays de vieille civilisation. Ce poids du passé, dans la mesure où il traduit l’attachement à des modes de vie, à une culture et à des traditions, comporte des avantages certains et constitue notamment un facteur de stabilité. Mais, en revanche, il fait obstacle aux transformations techniques, économiques et sociales. Il ne s’agit pas seulement d’ailleurs d’un phénomène de psychologie sociale. L’attachement au passé tient aussi aux structures économiques elles-mêmes. En outre, la représentation du passé est souvent colorée d’appréciations indument favorables, marquées d’une nostalgie plus sentimentale que raisonnée, car ce passé, souvent dépeint en termes idylliques, était celui de la mortalité infantile, de la journée de travail de douze heures et des niveaux de vie voisins du minimum physiologique…

L’aménagement et l’humanisation des reconversions nécessaires se heurtent souvent à la résistance des hommes et au comportement des groupes d’intérêts. L’existence de certains groupes de pression, dont l’action méconnait les exigences de l’intérêt général, n’est certes pas propre à notre seul pays.

Cependant l’esprit souvent conservateur et malthusien de ces groupes a des racines profondes dans notre histoire économique. On peut y observer une lutte incessante entre, d’une part, les corporations, les corps intermédiaires et les coalitions d’intérêts, à la recherche de monopoles, de privilèges et de protections, et d’autre part, l’Etat et l’administration qui résistent, limitent, repoussent, mais souvent finissent par succomber. Les figures d’Henri III, de Colbert, de Turgot, du député d’Allarde, de Napoléon III, de Méline et d’autres plus récentes, illustrent les péripéties de cet éternel conflit.
Le pouvoir est mal armé pour résister efficacement à ces pressions, en raison de la structure de notre administration. En effet, dans l’organisation actuelle, caractérisée par un découpage de l’administration en compartiments verticaux et cloisonnés, un grand nombre de fonctionnaires, en dépit de leur intelligence, de leur conscience et de leur dévouement, se sont habitués, en toute bonne foi, à voir dans la défense des intérêts qu’ils ont mission de contrôler, un aspect naturel et essentiel de leur fonction, aspect qui tend à éclipser ou à fausser pour eux la vision de l’intérêt général.

Mais lorsqu’ils méconnaissent l’intérêt général, les groupements de pression sont de mauvais gardiens, à long terme, des intérêts qu’ils représentent, car les avantages que tirent leurs membres des règlementations malthusiennes et des pratiques restrictives ne tardent pas à se trouver inférieurs à ceux que leur eût procurés le développement des activités de production qu’un système économique moins cloisonné eût rendu possible.

Faute d’une connaissance suffisante et d’une mesure exacte des profonds changements qui s’accomplissent hors de nos frontières, la nécessité de l’expansion n’est pas fortement sentie. L’horizon politique, économique et social demeure étroit en de nombreux secteurs de l’opinion où la solidarité entre les nations et les liens d’interdépendance économique ne sont pas suffisamment perçus. Pourtant, dans un monde qui est partout en progrès, l’isolement et la stagnation nous infligeraient d’irréparables dommages.

Cette représentation erronée des exigences de notre temps et cette répugnance aux changements sont largement imputables au défaut d’information d’un trop grand nombre de Français en matière économique, financière et sociale. Les données fondamentales de la structure et du régime économique de notre pays sont souvent ignorées, même par des personnes cultivées.

Sur un plan plus technique, le principe, cependant clair, qu’un régime économique se voulant efficace et juste exige des statistiques exactes, des comptabilités sincères et des déclarations fidèles, rencontre également en certains milieux de fortes oppositions.

Trop souvent, les principes financiers les moins discutables sont méconnus. En matière monétaire et fiscale fleurissent les illusions et les mythes.

Constater que les hommes, mal préparés à leur avenir, ne regardent pas assez vers lui, conduit aussi à relever les défauts de l’éducation générale. L’enfant et l’adolescent ne sont pas préparés à la vie moderne. Leurs connaissances de base sont souvent insuffisantes. (…)

La prolifération des lois et des règlements nuit à l’efficacité de l’administration. Mais, en outre, l’action gouvernementale et administrative ne peut être définie et exercée uniquement par la voie de prescriptions juridiques. Une action efficace exige, après la détermination des objectifs, l’attribution de moyens appropriés aux agents responsables de l’exécution.

Cette modification des conditions d’action de l’administration, notamment dans le domaine de l’intervention économique, est d’ailleurs exigée par les nouvelles tâches qui incombent aux services publics, lesquelles, dans certains cas, requièrent des méthodes proches de celles de l’entreprise. Elle impliquerait un statut plus souple de la fonction publique. Sur un plan plus technique, les modes d’action de l’administration ne mettent pas suffisamment à profit les procédés modernes de gestion et de préparation des décisions.

Il entre dans la mission de l’État d’informer les citoyens de leurs devoirs et de leurs droits, non seulement en matière administrative, mais aussi en matière économique et sociale. Ils devraient être plus largement informés des réalités du monde moderne, des conditions de l’évolution économique, des nécessités et des avantages de l’expansion, afin qu’ils soient davantage tournés vers l’avenir et moins vers le passé. »

Voilà qui n’aurait pas déplu à Jean-Baptiste Say !

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