Analyse économique

octobre 2016

Jean Tirole aurait-il acheté 15 rames de TGV ?

La décision du gouvernement d’acheter directement quinze rames de TGV pour assurer un plan de charge suffisant à l’usine Alstom de Belfort est symbolique à de nombreux égards. Symbolique, elle l’est des problèmes de compétitivité du territoire français pour l’industrie, car sinon, pourquoi la plus grande usine du groupe Alstom se trouverait-elle en Allemagne à Salzgitter ? Symbolique, elle l’est d’une manière de gouverner qui n’en est pas une, où l’on traite à grands coups de deniers publics les symptômes, toujours dans l’urgence, sans se poser la question des problèmes de fonds. Symbolique, elle l’est d’une conception complètement dépassée de la politique industrielle, où la commande publique est le principal levier d’action et où tout vient d’en haut. Symbolique, elle l’est de la myopie des décideurs publics de tous bords, qui s’enivre de discours pompeux sur « l’État Stratège », sur le « colbertisme 2.0 », le « patriotisme économique » et reste globalement rivée sur un modèle économique mort et enterré depuis la fin des trente glorieuses.

Ainsi donc, 500 millions d’euros seront dépensés pour sauver 400 emplois en faisant rouler des TGV à la place de trains interrégionaux. Et il n’est pas impossible que cette décision soit retoquée par la Commission Européenne comme étant une aide déguisée, mais d’ici là, les élections seront peut-être derrière nous…

Une liste de commissions en guise de politique industrielle

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les choses étaient simples. Le territoire français était meurtri par la guerre, les infrastructures très endommagées et le niveau d’équipement des ménages français très en retard. Il fallait donc investir et rattraper le retard du pays en investissant (lire la Décade d’avril 2015). Avec des besoins facilement identifiables, une approche de planification pouvait fonctionner et cela a été le cas. La forte croissance des trente glorieuses a permis au pays de rattraper son retard. Le problème est que cette croissance est une croissance de pays émergent. Comme la Chine l’a fait depuis, et dans des proportions bien plus fortes, il est relativement plus facile de se développer à partir d’une situation de retard important. Lorsque le pays devient plus avancé, qu’il se rapproche de la frontière technologique, les choses deviennent plus compliquées. Dans un essai paru en 2006, The origin of wealth, Erick Beinhocker développe l’idée qu’en réalité l’économie est un système complexe adaptatif et non un système d’équilibres liés comme cela est sous-jacent dans l’économie classique. Dans cette perspective, l’économie se modifie en permanence, elle est non-linéaire, et donc non prévisible.

Pour résumer, à la manière des modifications génétiques dans la théorie de l’évolution, elle suppose que les agents économiques essaient des choses et s’adaptent en fonction du succès de ces tentatives. Ainsi des entreprises qui s’efforcent d’adapter leurs modèles économiques. Lorsqu’une innovation, qui peut être aussi bien en termes de produits ou de processus, sera couronnée de succès pour une entreprise, la réussite de celle-ci fait que l’innovation sera reprise par d’autres et essayée dans d’autres secteurs. En conséquence, il ne faut pas espérer contrôler un avenir par trop incertain.

Or demeure en France la conviction qu’avec suffisamment de puissance intellectuelle, des hauts fonctionnaires et des ingénieurs peuvent décider des projets d’avenir qui porteront l’industrie française au pinacle. La réussite d’Airbus ne doit pas faire oublier les échecs du Concorde, de Bull, de Thomson, du Plan Calcul, des faibles ventes à l’étranger du TGV. Pourtant cette approche par en haut continue de prévaloir en France. En témoigne la commission Ambitions 2030 présidée par Anne Lauvergeon en 2013. Il lui a été demandé « de sélectionner, en nombre limité, des ambitions fortes, reposant sur des innovations majeures, pour assurer à la France prospérité et emploi sur le long terme. » Autrement dit, si une telle commission avait été créée en 1990, elle aurait prévu les GAFA!!!! (Google, Apple, Facebook, Amazon)

Les leçons de Jean Tirole

Dans son remarquable livre, Économie du Bien Commun, Jean Tirole consacre un chapitre lumineux à la politique de la concurrence et à la politique industrielle. Quelques enseignements :
Premièrement, la concurrence est bonne. Elle permet d’assurer des biens abordables aux consommateurs et aux entreprises. Elle stimule l’innovation et l’efficacité, et donc la productivité et donc in fine, la croissance économique. Elle évite que les entreprises ne consacrent des ressources à l’acquisition de rentes, par du lobbying ou de la corruption. Enfin, la concurrence n’est pas nécessairement source de destruction d’emplois. Jean Tirole prend l’exemple du fret ferroviaire, où une directive européenne de 1991 prévoyait l’introduction de la concurrence. L’Allemagne a appliqué la directive en 1994, La France devrait le faire en 2019. Entre 2004 et 2014, pour une croissance du PIB de 14 %, le trafic de fret allemand a progressé de 18 %. En France pour une croissance cumulée du PIB de 9 %, le volume de fret a baissé de 23 %. Or du trafic en plus, c’est de l’emploi en plus, des redevances en plus pour réseaux ferrés de France et des trains en plus…

Deuxièmement, comme dans le cas de Belfort, la politique industrielle se résume trop au
« ciblage d’aides publiques favorisant certains secteurs, certaines technologies, voire certaines entreprises ». Plutôt que de chercher les gagnants de demain, il propose sept lignes directrices :

1. Identifier la raison du « dysfonctionnement » du marché pour mieux y répondre ;
2. Utiliser une expertise indépendante et qualifiée pour choisir les projets et récipiendaires de fonds publics ;
3. Être attentif à l’offre et pas seulement à la demande ;
4. Adopter une politique industrielle neutre en termes de concurrence, c’est à dire qui ne fausse pas la concurrence ;
5. Évaluer ex post et diffuser les résultats de cette évaluation ; assortir le programme d’une clause crépusculaire prévoyant sa fermeture en cas d’évaluation négative ;
6. Associer fortement le secteur privé à la prise de risque ;
7. Comprendre l’évolution de nos économies.

Il est sans doute temps de prendre acte de l’échec des politiques industrielles à la française des trente dernières années. La logique des grands projets, la constitution des champions nationaux en limitant la concurrence, sont autant de manifestations du choix d’une logique de la sélection où l’on choisit d’allouer des ressources à un nombre limité de projets. Cette approche s’explique sans doute par un double héritage, celui d’une période où le développement pouvait être relativement planifié et celui d’une rareté du capital. Cette logique est à l’origine d’échecs retentissants. Là aussi, il faut que l’Etat accepte d’être modeste et comprenne que, comme le dit Jean Tirole, « le moyen le plus sûr de voir les bons projets industriels à forte valeur ajoutée émerger est de fournir aux entreprises un environnement propice à leur financement et à leur développement, et de faire en sorte qu’elles soient intégrées dans un milieu globalement innovant. »

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