Parole d’entrepreneur

mai 2023

Pierre Forté – Cofondateur et Président de Pragma Industries

www.pragma-industries.com

L’innovation chevillée au corps

L’innovation chevillée au corps
Pierre Forté grandit à Dax. Lego-maniaque, il se nourrit depuis son plus jeune âge de challenges permanents. Il démonte tout ce qui lui passe par les mains, sans toujours pouvoir remonter ce qu’il a mis en pièces. Il a ce besoin incontrôlable de comprendre, d’améliorer, de créer. D’innover, de trouver des solutions à des problèmes apparemment insolubles. Il vit dans un monde de possibilités. Passionné par la techno et lecteur assidu de Sciences & Vie, il se rêve ingénieur.

Mais les maths, telles qu’elles sont enseignées dans les lycées français, le cantonnent au rang de cas désespéré et lui ferment les portent des écoles vers lesquelles il aurait aimé s’orienter. Ce sera donc un diplôme d’IUT en « méca », en faisant le pari que les passerelles lui permettraient finalement d’intégrer une école. En IUT, Pierre reste toujours aussi fermé aux maths à la française. Un monde bien trop abstrait pour déclencher la moindre motivation.

Mais, « premier miracle », il obtient son diplôme. Il présente un dossier à l’Université du Hertfordshire, à Hatfield, au nord de Londres, et, « deuxième miracle », il est pris en ingénierie aéronautique. Il découvre un nouveau mode d’enseignement des maths. Des maths appliquées à des cas pratiques, concrets, qui révèlent en lui une nouvelle fibre pour la conduite de projets. Il termine major de sa promotion :« Troisième miracle ».

On est en 2000 et les entreprises se battent pour recruter le peu d’ingénieurs disponibles. Il commence chez Dassault Aviation au Bourget. Muté sur les plateaux d’ingénieurs à Saint Cloud, il travaille sur des programmes aéronautiques sans fin. Pierre a du mal à trouver du sens à sa contribution. Envoyé en mission chez Thalès, il passe ses journées à « cracher » du code pour le Rafale, et à attendre que l’aiguille franchisse les 18h.

Non, décidément, le salariat, les règles, les cadres et la rigueur de ces grandes entreprises technos ne sont pas faits pour lui. En 2004, il crée Pragma Industries. La société, implantée à Biarritz, réalise un chiffre d’affaires de 1 M€, avec un objectif de doublement cette année. Il est entouré de 17 personnes spécialisées dans l’hydrogène et les piles à combustible.

En 2017 la société se lance dans un nouveau marché d’application : la mobilité légère urbaine – véhicules de moins de 500 kg – avec le développement de vélos à hydrogène. Elle en fabrique 500 cette année. Un positionnement atypique dans le monde de l’hydrogène, énergie dont les usages se concentrent sur la décarbonisation de l’industrie ou des transports lourds – bateaux, camions, bus, trains, avions. Pragma a développé un savoir-faire unique à la fois sur la technologie embarquée dans les véhicules et sur l’écosystème de production et de distribution de l’hydrogène en ville, au plus proche des usagers, avec une douzaine de stations installées en France sur des sites pilotes privés ou publics.

La société compte ses clients dans l’hôtellerie de luxe, dans l’automobile, et dans l’industrie.

1) Pourquoi être devenu entrepreneur  ?

Le côté entrepreneur de mon père a certainement exercé une grosse influence sur mes décisions. Une petite histoire m’a beaucoup marqué. Biologiste, il a créé son propre laboratoire d’analyses et il a rapidement développé une patientèle importante. Arrive une petite crise à la fin des années 70. Tout le monde serrait les boulons. Et puis un représentant vient le démarcher pour lui vendre un fax. Il n’avait jamais vu de fax de sa vie, c’était tout nouveau. Plutôt que de freiner les dépenses comme tout le monde, mon père s’est dit « Si je prends un fax et que j’en achète 20 autres que j’installe dans tous les cabinets médicaux de la région, je peux envoyer les résultats des analyses dans la journée et donc inciter les médecins à m’envoyer leurs patients ». En pleine crise économique, mon père va au contraire investir, en innovant, en apportant une nouvelle qualité de service. Et là, le labo a explosé.

Ensuite il y a aussi une question de personnalité. Je me suis rendu compte que je n’aimais pas avoir de patron, que je voulais être libre de faire ce que je veux faire, sans subordination. J’étais un ingénieur bien payé, célibataire, avec des économies confortables, mais mort d’ennui. Une réflexion s’imposait. J’avais envie de tenter l’aventure. J’avais envie de changer le monde. Comme beaucoup de jeunes à 26 ans. Et les planètes étaient alignées pour le grand saut.

2) Le chef d’entreprise est-il le seul à entreprendre ?

L’entrepreneur se met fortement en danger. Pour me lancer, j’ai emprunté 70 000 €. J’ai été pendant longtemps caution personnelle de la boîte. Ma maison était en jeu. Si on se plantait je perdais tout. Je ne me versais pas de salaire.

Le risque est un différenciateur fort. Vous pouvez avoir la personnalité, le côté fédérateur, des qualités de leadership et de communication. Mais voilà, à un moment, il faut prendre le risque. Est-ce que vous êtes capable de prendre le risque, d’avoir suffisamment confiance en vous pour y aller ? Parce qu’il faut avoir une très grande confiance en soi.

Vous avez des gens qui ont des profils d’entrepreneurs, mais qui ne se mettent pas en danger. Quand vous faites de l’intrapreneuriat par exemple, le risque est faible. Une autre qualité essentielle de l’entrepreneur, et autre différenciateur, est la ténacité. Une qualité que vous devez démontrer quand vous mettez tout ce que vous avez sur la table et qu’il n’y a pas de repli possible. La ténacité, la capacité à rebondir, c’est essentiel. Il faut rebondir tout le temps. Le boulot d’un entrepreneur, c’est quand même de se prendre des murs tous les jours, se relever et repartir.

3) Pour vous, qu’est-ce que la création de valeur ?

D’après moi il y a 3 créations de valeur : la valeur pour le client, la valeur pour les collaborateurs, et la valeur pour les actionnaires. Une entreprise qui est durable, c’est une entreprise qui met la création de valeur pour ses clients en premier.

On vit dans un monde où les entreprises mettent souvent les actionnaires avant tout. Vous ne pouvez pas raconter que vous avez une vision pour votre entreprise et dire que votre objectif c’est de servir des dividendes. Ça n’est pas possible. La plupart des entrepreneurs célèbres qui portaient une vision forte, dans la Silicon Valley par exemple, avaient le client et le produit au cœur de leur stratégie. Et ensuite les collaborateurs, parce que n’importe quel entrepreneur sait que sans une équipe solide et compétente, vous n’arrivez à rien.

Après, oui, il faut des actionnaires qui soient contents, parce que sans argent on ne peut rien faire. L’actionnaire est là pour financer en espérant en retirer des bénéfices. Ce qui m’a motivé en créant Pragma Industries, c’est de faire des choses bien. Je faisais des armes avant… J’ai créé Pragma Industries pour participer à la transition énergétique, laisser une pierre positive. Pour moi, la création de valeur, ça sera si dans 20 ans, on se retourne et on dit « … les gars, avec Pragma Industries, vous avez fait quand même un grand truc pour démocratiser l’hydrogène ». Voilà, ça, ça sera une vraie création de valeur. Et si je deviens un jour millionnaire avec Pragma Industries, je serais très content mais ça n’est pas la priorité.

Quant aux collaborateurs, j’essaie de donner du sens à leur travail. Et de la fierté de participer au développement d’une offre innovante et créatrice de valeur. D’ailleurs en ce moment deux d’entre eux sont en photo en 4×3 sur les grilles du Luxembourg dans le cadre d’une expo sur les fleurons de l’industrie française.

4) Quelles sont les trois ou quatre mesures à prendre pour améliorer
le développement des entreprises françaises ?

Quand on crée une entreprise en France, on est dans des conditions très favorables. Quand j’ai quitté mon employeur, je me suis mis en disponibilité pendant deux ans. Mon employeur a accepté de maintenir mon contrat de travail, avec un retour possible en cas d’échec. Pôle emploi m’a versé un salaire pendant 2 ans, en accompagnement à la création d’entreprise. Et puis il y a le CIR, le crédit d’impôt recherche. Et si vous ne payez pas encore d’impôts sur les sociétés, c’est BPI qui vous finance. Ce sont des mécanismes qui sont uniques au monde. Créer en France est très facile. Développer en France est moins simple. C’est quand on se développe que l’on sent le poids du fiscal et la complexité du social.

a/ Aider au développement par la flexibilité sociale et fiscale.

Ça n’est pas raisonnable d’attendre d’une boîte de 20 personnes de respecter les mêmes règles que celles imposées aux grands groupes. Les fameux seuils créent une complexité inutile. En tant qu’entrepreneur, vous passez votre temps à faire de la gestion et pas à développer votre boîte.
Et puis si vous avez le malheur de bien gagner de l’argent, là vous avez le poids fiscal. Or, il ne faut pas oublier que ce qui assure la longévité d’une entreprise, c’est la vision de l’entrepreneur et le cash-flow. Il faut dégager du cash pour durer. Il faut du cash pour amortir les coups durs, les crises.

b/ Faire évoluer les mentalités en adaptant l’enseignement.

Il faut aussi changer les mentalités. L’entrepreneuriat est ancré bien plus profondément et bien plus naturellement dans d’autres cultures, aux États-Unis ou en Asie par exemple. Dans la culture anglo-saxonne ou même asiatique, chinoise, notamment, entreprendre, réussir, échouer, c’est normal, ça fait partie du parcours de la vie.

Le changement passe par l’enseignement. J’ai pu comparer l’enseignement à la française et l’enseignement à l’anglo-saxonne. L’enseignement à la française est un enseignement très normé, très cadré. Si je caricature, on va dire que si on restitue correctement ce qu’on apprend, on a de bonnes notes. L’enseignement à l’anglo-saxonne est un enseignement bien plus promoteur d’une forme d’entrepreneuriat personnel. Parce que vous montez vos projets. Vous êtes dans une logique où vous devez développer certains savoirs par vous-même. Ce sont des enseignements qui sont faits pour développer votre individualité, votre confiance en soi, vos capacités et même votre éloquence. J’ai été très surpris de devoir faire des exercices d’éloquence en université en Angleterre. L’enseignement à la française vous fait rentrer dans un moule. L’enseignement anglo-saxon privilégie l’individualité. Et à partir de là, vous créez deux types de personnalités différentes. Quelqu’un qui a suivi un cursus anglo-saxon de formation aura une individualité plus forte, il sera plus préparé à se lancer dans cette culture de l’entrepreneuriat qu’un français.

Share on FacebookTweet about this on TwitterShare on LinkedInShare on Google+