Analyse économique

mars 2021

Qu’est-ce qu’une bulle ?

Le Bitcoin à 50 000 dollars. Tesla qui vaut plus en bourse que l’ensemble des autres constructeurs automobiles. Un indice des entreprises de la technologie ne faisant pas de profits multiplié par quatre entre avril 2020 et mi-février 2021. Le cours de Gamestop multiplié par 20 en l’espace de quelques jours en janvier. Autant de signes qui amènent les observateurs des marchés financiers à se poser la question de l’émergence de nouvelles bulles. Mais qu’est-ce qu’une bulle précisément ?

La théorie économique ne présente pas de définition précise d’une bulle. Le prix d’un actif constitue quant à lui une réalité facilement mesurable. C’est tout simplement la quantité de monnaie contre laquelle on peut échanger un actif. La notion de bulle implique une divergence entre le prix d’un actif donné et sa valeur fondamentale. C’est là que les choses se compliquent. Comment définir la valeur fondamentale d’un actif ? Il s’agit de la valeur actualisée des flux financiers liés à un actif. Détenir une action donne droit à des dividendes. Pour une obligation il s’agit de coupons. Une action peut être revendue à un prix inconnu dans le futur ; une obligation sera remboursée à échéance (sauf défaut). Il s’agit donc de calculer la valeur présente nette de ces flux.

Les tenants de l’efficience des marchés estiment que le prix d’un actif reflète à tout moment l’ensemble des informations disponibles sur ces flux financiers à venir et qu’il n’y a pas de déviation entre le prix d’un actif et sa valeur fondamentale. Selon cette hypothèse, les opinions des investisseurs peuvent diverger, mais la moyenne de celles-ci constitue la meilleure estimation possible de la série des dividendes que l’entreprise versera, du cours auquel l’action cotera dans un an, deux ans, trois ans, de l’évolution des taux d’intérêt et de la probabilité de défaut d’un émetteur. Dès lors, il ne peut à proprement parler pas y avoir de bulles.

Un grand nombre d’études tendent effectivement à montrer que cette hypothèse est très souvent vérifiée, mais l’expérience montre aussi qu’il y a des déviations par rapport à ce principe. Le débat reste très actif sur cette question, notamment à la lumière de la finance et de l’économie comportementales qui décrivent les biais comportementaux des agents économiques.

Il est alors tentant de reprendre la réponse du juge de la Cour suprême des États-Unis Potter Stewart qui en 1964, à la question de savoir comment définir ce qui relevait de la pornographie, répondait qu’il se refusait à la définir précisément, mais qu’il pouvait la reconnaître quand il en voyait. C’est pourquoi la définition la plus fréquemment reprise des bulles est celle de Charles Kindleberger, un économiste spécialiste de ces phénomènes dont l’histoire mondiale de la spéculation financière constitue une somme sur le sujet.

Selon lui, « une bulle peut être grossièrement définie comme une hausse rapide du prix d’un actif ou d’une absence d’actifs de manière continue, la première hausse générant des anticipations de nouvelles progressions et attirant de nouveaux acheteurs – en général des spéculateurs intéressés par les profits liés au trading de l’actif plutôt que par sa capacité à générer des revenus. La hausse est généralement suivie d’un retournement des anticipations
et une forte baisse des prix générant souvent des crises financières. »
Par rapport à la théorie des marchés efficients, Kindleberger insiste sur l’hétérogénéité des intervenants sur les marchés. Les différences d’objectif, de richesse nette, d’information et d’horizon peuvent générer des écarts de perception et faire diverger le prix de la valeur fondamentale.

Aucun actif n’est à l’abri des comportements de bulle. La liste qu’il a établie pour le dictionnaire d’économie de Palgrave est éloquente : les matières premières, les obligations, les actions, les obligations internationales, les actions internationales, l’immobilier urbain et rural, la terre, les résidences secondaires, les centres commerciaux, les foncières, les avions 747, les supertankers, les tableaux, les bijoux, les timbres, les pièces, les antiquités…

La bulle se définit donc davantage par un processus que comme une réalité observable en temps réel. Elle va généralement commencer par une phase d’essor, où une nouvelle technologie ou une évolution économique va générer de l’enthousiasme pour un actif donné. Vient ensuite la phase de boom où par divers mécanismes la hausse entraîne la hausse. Cette phase va généralement augmenter la couverture médiatique du phénomène et va contribuer à faire rentrer de nouveaux investisseurs sur ces actifs qui vont souvent investir à crédit sur l’actif. Cette phase va laisser la place à une euphorie où les fondamentaux sont totalement passés sous silence et où un discours de nouveau paradigme vient justifier les niveaux extrêmes atteints par le prix des actifs. Puis inéluctablement, les anticipations recollent à la réalité et le prix des actifs va s’effondrer jusqu’à une phase de révulsion où le prix va baisser en dessous de la valeur fondamentale de l’actif. Le fait générateur de ce retournement n’est jamais très clair, mais un resserrement des conditions financières joue souvent un rôle important.

Reste que, comme on l’a vu suite à l’effondrement de la bulle internet des années 2000, certaines de ces sociétés sont finalement devenues des sociétés extrêmement profitables et ont donc constitué des investissements rentables. Avant d’atteindre les niveaux actuels, Amazon avait vu son cours baisser de presque 95% entre fin 1999 et fin 2001. La bulle constitue donc peut-être une étape incontournable des révolutions industrielles. Certains économistes estiment d’ailleurs que l’enthousiasme qu’elles génèrent permet d’augmenter les investissements dans des secteurs d’avenir non rentables pour l’instant. Si cela est sans doute vrai pour les actions, il n’en est sans doute pas de même pour un actif sans valeur intrinsèque dérivée de flux financiers comme le Bitcoin.

Peut-on se prémunir contre les bulles ? Les flux financiers d’un actif constituent un ancrage réel qui finit toujours par s’imposer aux spéculateurs. A contrario, avec des actifs sans flux, la part du rêve est plus importante. Nature humaine, séduction d’une belle histoire, liquidité abondante constituent donc les ingrédients des bulles. Si le dernier dépend notamment de la politique des banques centrales et régulateurs, les investisseurs devront toujours composer avec les deux premiers.

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