Parole d’entrepreneur

mars 2021

Sébastien Prunier – Cofondateur de Les Cuistots Migrateurs

Le temps de créer de la valeur en donnant du sens.

La voie de Sébastien était toute tracée. Rouen Business School – Finance, Master à Aston University – Finance & Investment. Puis les premières expériences en direction financière et en contrôle de gestion.
Et logiquement, un passage en Big-5 : deux ans à ne pas compter son temps en Transactions Services dans ces tours de La Défense, le pays des due-dill’, du M&A, des carve-outs et des build-ups. Mais Sébastien s’éloigne trop de lui-même. Il espère se retrouver dans la dimension humaine d’un groupe spécialisé dans les crèches dont il va gérer la croissance externe. Seulement un premier pas vers sa liberté.

Jusqu’au grand saut en 2015 et la création des Cuistots Migrateurs aux côtés de son ami Louis Jacquot avec qui il « prend le large » (www.lescuistotsmigrateurs.com). Un vrai réalignement de son projet professionnel avec son besoin de liberté et sa quête de sens : permettre à des réfugiés de s’intégrer dans notre société par le travail et la gastronomie, en proposant une cuisine traditionnelle à des clients en recherche de saveurs nouvelles, d’authenticité… et de sens.

Après un amorçage possible grâce aux aides à la création, les premières recettes financent les premières dépenses, prudemment. Les banques prennent le relais et les fonds d’investissement solidaires investissent dans un projet qui décolle. Le labo passe de 30 à 700 m2 et une capacité de production mensuelle de 10 000 repas. Avec aujourd’hui plus de 2 millions de CA et 30 salariés, Les Cuistots Migrateurs tracent leur chemin, à leur rythme. En plus de leurs activités de restauration et de traiteur, Les Cuistots Migrateurs ouvrent en ce moment une école de cuisine associative qui propose des formations gratuites de cuisine pour les réfugiés, ce qui vient compléter leur modèle d’entreprise sociale devenue « hybride » entreprise / association, sous l’œil bienveillant d’investisseurs qui soutiennent ce rythme assumé de « croissance heureuse » comme Sébastien la décrit.

1) Pourquoi être devenu entrepreneur ?

Mes parents sont tous les deux médecins, chacun indépendant avec son propre cabinet. Ils n’ont pas connu l’organisation hiérarchique des entreprises. Ils ont créé leur monde à eux. Être indépendant était certainement naturel pour moi.

Je voulais que mon action au quotidien ait du sens, qu’elle soit cohérente par rapport à mes valeurs. Je voulais être aligné avec ce qui compte pour moi : ne pas forcément aller (trop) vite et (trop) loin, mais plutôt bien faire ce que l’on décide de faire. Que l’équipe se sente bien, que chacun soit à sa place, comprenne son rôle et soit en capacité de livrer ce qui est attendu. Que notre mode de développement soit « heureux », différent de la course effrénée à la croissance à tout prix, que j’ai pu connaître dans mes emplois salariés passés.

Au fond, je crois que créer cette entreprise sociale a été une réaction de rébellion vers 27-28 ans par rapport au salariat que j’ai connu durant mes 4 premières années de travail, une prise de liberté accompagnée d’une remise en cause des « modèles classiques » d’entreprise que je percevais. J’avais besoin d’émancipation. De retrouver ma liberté, de créer un monde qui correspond à ce que je peux apporter.

2) Le chef d’entreprise est-il le seul à entreprendre ?

Non, je ne crois pas. J’aime l’idée d’intrapreneuriat. C’est une démarche qui fonctionne bien à chaque fois que l’on crée une petite équipe qui a pour but d’entreprendre : créer quelque chose de nouveau, impulser, essayer, rater avant de réussir, améliorer… C’est la démarche que nous avons choisie pour notre école de cuisine créée par 2 de nos collaborateurs. Mon rôle dans ce cas consiste simplement à m’entourer des bonnes personnes, à coordonner et à animer, et à les mettre en capacité d’entreprendre. Dans notre secteur la prise de risque est plus limitée que dans d’autres – pas d’investissements lourds en R&D, ou autres…-, ce qui permet peut-être d’entreprendre plus facilement.

Il y a quelque chose de quasi « organique » dans l’intrapreneuriat, comme un développement de nouvelles cellules avec une forme de spontanéité et de réaction au milieu. J’aime beaucoup trouver les bonnes personnes pour créer de nouvelles choses, et j’aime l’idée que dans ce collectif nous soyons plus fort ensemble.

3) Pour vous, qu’est-ce que la création de valeur ?

Répondre à la question de la création de valeur, c’est avant tout répondre aux questions : qu’est-ce qui compte pour l’entreprise, et donc pour nous en tant que personnes membres de cette entreprise ? Qu’est-ce que j’apporte à titre individuel ?

Il y a une forme d’interdépendance entre chaque élément de notre société, de notre monde. Le rôle que je joue à titre personnel, et le rôle que joue l’entreprise à laquelle je contribue sur son environnement sont importants à comprendre, à prendre en compte. Développer des activités qui ont un impact positif, social, environnemental, économique, est ce qui a guidé la création des Cuistots Migrateurs.

À mon sens, on crée de la valeur en apportant des réponses nouvelles à des problèmes réels (la crise environnementale, l’équilibre social, répondre à des besoins essentiels, etc.). La combinaison de ces deux mots « création » et « valeur » a d’ailleurs quelque chose de magique.

Notre « magie » avec les Cuistots Migrateurs est d’aider des réfugiés à s’intégrer dans la société tout en faisant découvrir aux « locaux » l’apport incroyable de ces nouveaux arrivants.
Nous utilisons les outils et le fonctionnement d’une entreprise pour y arriver. Nous travaillons beaucoup sur le produit et sur le marketing pour développer nos ventes. De ce point de vue, et même si cela peut paraître contradictoire à priori avec notre approche sociale, les « metrics » habituels tels que la rentabilité et le retour sur investissement font partie de la grande équation de l’entreprise. La rentabilité pour payer les salaires, rembourser les dettes, et investir. Mais la rentabilité ne doit pas être une fin en soi.

J’attends un retour sur mon investissement, mais je m’interdis d’en faire une priorité. Nos investisseurs sont des fonds à impact social, autant intéressés par leur retour sur investissement que sur leur impact, social ou environnemental. Je les ai trouvés très cohérents lorsqu’ils ont soutenu notre projet d’école de cuisine créé dans un cadre associatif non lucratif.

4) Quelles sont les trois ou quatre mesures à prendre pour améliorer
le développement des entreprises françaises ?

a/ Simplifier toutes les contraintes légales, juridiques, fiscales, comptables, sociales liées à la création et à la gestion des entreprises. La nécessaire compréhension de toutes ces règles est un obstacle clair. Tout le monde s’y perd. Je n’en reviens pas de voir le temps et l’argent dépensé pour faire des choses simples, comme des bulletins de paye, ou comprendre la convention collective de la restauration pour nous et le Code du travail… Plus on simplifie les choses de ce point de vue et plus ça facilite les initiatives de création. On le voit bien avec le statut d’autoentrepreneur. Un statut simple avec une fiscalité simple et transparente, et ça marche.

b/ Amortir la prise de risque initial de la création. En sécurisant par exemple la première année de revenu de l’entrepreneur. Ce qui aurait comme autre effet positif de voir émerger des entrepreneurs de tous milieux y compris défavorisés. Si Louis et moi n’avions pas pu profiter des aides à la création d’entreprise pendant les deux premières années de notre projet, nous n’aurions peut-être pas sauté le pas…

c/ Ancrer l’entrepreneuriat dans notre culture comme c’est le cas dans d’autres pays. En Argentine, que je connais bien, faire son truc, créer un petit business, est naturel. C’est une façon de vivre très répandue, voire un réflexe social, le sens de la « débrouille ». Ça n’est pas un enjeu de réussite personnelle ou sociale comme ça peut l’être chez nous avec toute la pression du succès à tout prix qui l’accompagne. L’entrepreneuriat souffre de cette image de la création de startup pour devenir « rich and successful ».

Cette fluidité de l’entrepreneuriat devrait être favorisée en France. Sûrement par l’éducation, avec des jeux de création dans les collèges, les lycées, et les universités par exemple.

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