Analyse économique

novembre 2016

Une économie de la complexité exige des politiques plus modestes

En 2008, la Reine d’Angleterre s’était interrogée devant un parterre d’économistes à la London School of Economics sur les raisons pour lesquelles personne n’avait vu venir la crise. Depuis lors, le débat reste houleux parmi les économistes sur les limites des outils conceptuels sous-jacents à la macroéconomie et à la finance contemporaine. Dans un article récent intitulé le problème de la macroéconomie, Paul Romer, chef économiste de la banque mondiale et nobélisable a ces mots très durs : « les modèles macro utilisent maintenant des hypothèses incroyables pour arriver à des conclusions absurdes ». Il cible tout particulièrement les modèles dits d’Équilibre Général Dynamique et Stochastique.

Derrière ce terme un peu barbare se trouvent des modèles économiques qui sont construits à partir d’un agent représentatif dont on suppose qu’il développe des anticipations rationnelles sur l’évolution de l’économie et ajuste son comportement en fonction. Ceci permet de répondre à la critique de Robert Lucas des anciens modèles macroéconomiques. Ceux-ci étaient construits à partir d’estimations des relations économiques sur la base des données observées. Selon Lucas, et cela est sans doute vrai à moyen terme, les agents économiques modifient leur comportement en fonction des politiques économiques, ce qui invalide les estimations réalisées sur la base de données passées. Dès lors il est apparu nécessaire de construire des modèles dits micro-fondés, c’est-à-dire construits à partir d’une modélisation du comportement rationnel des agents économiques. Mais afin de pouvoir être utilisables, ces modèles doivent reposer sur un certain nombre d’hypothèses et ils posent eux-mêmes leurs propres problèmes d’estimation. Au-delà de ces aspects techniques, il faut retenir que ces modèles reposent sur une modélisation mécaniste et linéaire de l’activité économique.

La crise a montré les limites de ces modèles. Au début de celle-ci, les estimations du montant des pertes liées aux subprimes étaient très limitées et les simulations reposant sur la base de ces modèles laissaient envisager une récession modérée suivie d’un rapide retour à la moyenne. La réalité fut toute autre. Ceci s’explique probablement par la trop grande simplification de ces modèles économiques, qui ne reflète pas la complexité du système économique.

Complexité et non complication.
La complexité n’est pas la complication. Une centrale nucléaire, une voiture, un avion sont des systèmes compliqués, c’est-à-dire caractérisés par l’assemblage de très nombreuses parties mais dont les parties peuvent être divisées en sous-parties plus simples. Si l’on comprend et modélise le comportement de chacune de ces parties, on comprend et modélise le fonctionnement de l’ensemble. Il en est tout autre d’un système complexe. Dans un système complexe, de nouvelles propriétés émergent par l’interaction des différents agents le composant. Pour illustrer, comprendre comment on conduit une voiture ne donne aucune information sur l’évolution de la circulation sur une autoroute, notamment dans un bouchon.

Schématiquement, un système complexe doit être compris comme un ensemble de nœuds (les agents économiques comme les entreprises, les ménages, les États…) reliés ensemble par des canaux divers et variés (commerce international, canaux financiers, politiques, confiance des affaires, informations, technologies, relations militaires, voyages…). La complexité d’un système augmente avec le nombre de nœuds, avec le nombre de canaux mais aussi avec la taille de ces canaux ainsi que la vitesse de circulation à l’intérieur de ceux-ci. Il va de soi qu’avec la mondialisation et les nouvelles technologies, la complexité de l’économie mondiale a fortement augmenté.

Considérer l’économie comme un système complexe a des conséquences importantes. Premièrement, ce système évolue dans le temps, notamment parce que les agents s’adaptent aux changements. En conséquence, l’état du système économique à un moment donné dépend de sa trajectoire passée. Dans une économie mécaniste, on pourrait reconstituer à l’identique une société ayant fait faillite. Dans la réalité cela est impossible.

Deuxièmement, la notion d’équilibre sur laquelle repose l’économie classique devient toute relative. Il y a en fait des phases de stabilité qui durent un certain temps, jusqu’à ce que le système ne bascule progressivement vers un autre état autour duquel il se stabilise. Inéluctablement, un système complexe traverse des crises, dont la violence peut-être beaucoup plus forte que ce que les lois normales suggèrent.

Troisièmement, le débat sous-jacent à l’économie mécaniste : marché contre planificateur centralisé est caduque. Confronté à l’incertitude et à cette incapacité de prévoir exactement l’avenir, le marché peut se tromper et ne pas résoudre un problème, mais le planificateur centralisé se trompe tout autant, si ce n’est plus. La force du marché est qu’il permet d’essayer différentes solutions en concurrence afin de trouver la meilleure.

Les conséquences politiques de la complexité : la modestie
Cette complexité commence à être prise en compte. L’OCDE a organisé un séminaire fin septembre sur l’impact de la complexité sur les politiques, dont les enseignements sont riches. C’est tout d’abord un appel à respecter un principe de modestie.

L’économie est un système trop complexe pour être certain des conséquences d’une politique donnée. Une belle métaphore employée suggère de passer d’une approche du cerveau machine à celle du jardinier. Plutôt que de viser un objectif précis, la politique doit viser à créer les conditions les plus favorables au développement économique. Lex Hoodguin évoque cinq aspects à développer :

· Suivi constant et surveillance des évolutions du système
· Conscience des agents pour qu’ils détectent les erreurs et les opportunités
· Résilience
· Capacité d’adaptation
· Capacité créative

Le développement de ces capacités doit permettre au système économique d’être suffisamment souple pour s’adapter en douceur aux changements qui s’imposent. Si le système ne s’adapte pas, l’effondrement menace.

Eric Beinhocker propose également de modifier la manière de répondre aux problèmes politiques : plutôt que de chercher LA solution à un problème, essayer un portefeuille de différentes politiques pour voir lesquels fonctionnent, les améliorer graduellement.
De plus comme les systèmes sont voués à connaître des crises, l’objectif des politiques économiques doit être d’éviter qu’elles ne soient dévastatrices au lieu de chercher à optimiser le fonctionnement du système économique en régime de croisière. Bill White, ancien chef économiste de la BRI, insiste aussi sur le fait que la stabilité d’une partie de l’économie ne garantit pas que cette parie ne sera pas l’objet d’une crise. Dans la décade de novembre 2015, nous évoquions le cas de l’Espagne dans les années 2000, qui est un bon exemple .

Conclusion
C’est une véritable révolution copernicienne qui s’ouvre potentiellement pour l’économie. Cela ne signifie pas que les enseignements passés de l’économie soient à jeter à la poubelle, mais il faudra sans doute remettre en question beaucoup de certitudes. Mais au-delà des conséquences sur la science économique, les conséquences pour les politiques économiques sont aussi importantes. Par exemple, ne plus chercher à faire baisser directement le taux de chômage, mais trouver comment permettre les conditions d’une baisse du taux de chômage…

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