Analyse économique

février 2020

Les États-Unis sont-ils encore la patrie du libre-commerce ?

Thomas Philippon fait partie de ces brillants économistes français exilés aux États-Unis. Présent outre-Atlantique depuis plus de vingt ans, il a pu voir l’économie américaine changer. Étonné de trouver aux États-Unis des prix très inférieurs aux prix français pour tout un tas de biens et services en 1999, il s’étonne aujourd’hui : comment l’inverse est-il devenu vrai en l’espace de vingt ans ? En bon économiste, il a cherché à trouver les raisons. Dans The Great Reversal : how America gave up on free markets, ouvrage publié en novembre dernier aux États-Unis, il expose ses conclusions, largement étayées par des données quantitatives.
Verdict : les États-Unis ne sont plus un pays libéral. Non que l’étatisme se soit développé, mais bien parce que le capitalisme américain a réussi à s’affranchir de l’esprit du libéralisme en restreignant la concurrence.

Comme beaucoup de jeunes économistes, Thomas Philippon est davantage intéressé par une économie très empirique, fondée sur l’exploitation d’un maximum de données, que par l’idéologie. La première partie de son livre consiste donc à établir cette baisse de la concurrence en montrant comment l’activité s’est concentrée entre un certain nombre d’acteurs dans divers secteurs et comment la concurrence s’est faite moins vive sur les vingt dernières années. Il constate en effet que dans un certain nombre de secteurs, les mesures traditionnelles de concentration ont augmenté. Plusieurs observations font état d’une sorte de consolidation des positions établies : les parts de marché sont devenues stables dans le temps, le nombre de créations d’entreprises dans différents secteurs a eu tendance à baisser.

Part des 8 plus grosses entreprises dans les ventes des secteurs
(NAICS6 pour le manufacturier, NAICS3 pour le non manufacturier)

Source : auteur
graph_57

Par ailleurs, d’autres évolutions tendent à confirmer les impacts théoriques d’une baisse de la concurrence. Les profits ont augmenté et cela a été d’autant plus le cas dans les secteurs qui ont connu la plus grande concentration. Parallèlement les entreprises ont réduit leurs investissements. On peut ainsi lier des tendances lourdes comme l’augmentation des inégalités ou la moindre croissance de la productivité à cette question de moindre concurrence.

Les lois de l’économie ne suffisent pas à expliquer ce mouvement : c’est une question politique. Historiquement, les États-Unis ont toujours été le pays le plus avancé dans la politique de la concurrence. Cela a commencé dès la fin du XIXe siècle pour connaître un nouvel âge d’or à la fin des années 70 et dans les années 80 avec la dérégulation de secteurs comme le transport aérien ou les télécommunications. Dans ces derniers cas, les gains de pouvoir d’achat pour les consommateurs ont été massifs. L’antitrust était alors une conviction partagée par les républicains et les démocrates, en fait une question de principe. Les idées qui ont contribué au repli de la politique de la concurrence ont émergé dans les années 70, avec les travaux de Robert Bork et de l’économie de Chicago. Ceux-ci ont mis au cœur de l’analyse de la concurrence la question de l’efficience économique. Mais celle-ci reste compliquée à mesurer…

Ce changement d’attitude a été amplifié par le poids croissant de l’argent, et donc des donations, dans la vie politique américaine. Reprenant l’analyse de Luigi Zingales que nous évoquions dans la décade de septembre 2017, les Gafa et les Medicis, Philippon illustre combien les entreprises influencent la politique et notamment celle de la concurrence. Sous influence, la régulation peut servir avant tout à limiter le nombre de nouveaux entrants dans un secteur d’activité. Malheureusement, ces liens divers et complexes entre les entreprises et les dirigeants politiques sont parfois opaques et les données sont donc beaucoup moins disponibles. Mais là aussi, on peut constater que les donations en provenance d’entreprises viennent principalement des secteurs à risques réglementaires.

Paradoxalement l’Europe s’en sort beaucoup mieux. L’indépendance relative des institutions européennes vis-à-vis des pouvoirs nationaux, présente dès le début quand il s’est agi de mettre en commun les ressources du charbon et de l’acier -secteurs où les gouvernements étaient toujours intervenus abondamment- a débouché avec le marché unique sur un contrôle de la concurrence plus solide et sur une meilleure protection des consommateurs. C’est aussi le cas pour leurs données.

L’utilisation des données par les géants de l’internet ainsi que leur capacité à acquérir rapidement tout concurrent émergent leur permettent de consolider leur position. Ce dernier point est d’ailleurs une des principales leçons du livre. Un secteur peut devenir plus concentré parce que certaines évolutions, par exemple l’innovation exceptionnelle d’un acteur, le justifient. L’essentiel est de préserver la capacité de nouveaux acteurs à entrer dans son marché.

C’est donc un livre très important que celui de Thomas Philippon car à l’heure où de nombreuses voix s’élèvent pour résoudre une bonne partie des problèmes de nos économies par un plus grand contrôle étatique, il rappelle qu’une saine et vraie concurrence est souvent le meilleur moyen d’assurer un fonctionnement efficace des économies.

Share on FacebookTweet about this on TwitterShare on LinkedInShare on Google+