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juin 2016

« L’économie : il y a peu de sujet sur lequel on se soit plus donné carrière pour déraisonner » (traité 1ère ed.)

Libération 18 mai 2016 Appel des 40 au CAC 40

Une idée apparemment pleine de bon sens et d’équité : limiter par la loi la rémunération des patrons à un maximum de 100 fois le smic. Mais bien sûr ! Comment un seul homme pourrait-il en valoir 100 ?

Et pourtant :

Parmi les 40 « personnalités » lançant cet appel bienveillant, seules 2 ou 3 ont une expérience de l’entreprise, les autres s’expriment donc sur une matière qu’elles ignorent. Il est toujours surprenant de constater combien nombreuses sont les bonnes personnes qui veulent toujours s’occuper des affaires des autres. Surtout quand ces dernières ont librement contracté. Mais ces bonnes personnes ne demandent pas à la star de cinéma de n’être pas payée plus de 100 fois le smic, ni à Zlatan non plus… Certaines d’ailleurs, comme C. Bartolone ou A. Hidalgo, vivent avec un train de vie « professionnel », généré par la pompe de leurs mandats, très supérieur à 100 fois le smic. Mais financé avec de l’argent public…

Mais on relève surtout la fragilité statistique de l’argument qui est très peu étoffé : le rapport du salaire des patrons et du salaire moyen aurait explosé en faveur des premiers, mais en retenant les Etats-Unis dans l’affirmation. Car chez Piketty (le Capital au XXIème siècle), pourtant signataire de l’appel, repris dans un lumineux article de D.Kessler dans la dernière livraison de Commentaire, il est clairement montré que la part des salaires allant aux 1% les mieux rémunérés est inférieure en France à ce qu’elle était entre 1950 et 1970 ; cette part a légèrement progressé depuis 2000 mais semble stable depuis 10 ans. Il faut insister aussi sur le système redistributif français : avec les différentes prestations sociales, 1 smic peut générer 1,3 de revenus. Celui qui en gagne 100 sera taxé, lui, à un taux moyen proche de 50% (et parfois supérieur, selon la forme de la rémunération) ; le rapport passe donc de 50/1,3 soit 38 fois. Mais si l’on intègre le temps de travail d’un PDG , qui est souvent le double de celui de l’employé de base, le rapport tombe encore à moins de 20 ; voilà ce qu’il y a derrière le 100 pour 1 : moins de 20 fois plus que le smic. L’émotion décroît.

On peut aussi s’interroger sur l’étroitesse de la proposition qui témoigne de son manque de base. De quels patrons s’agit-il ? Uniquement ceux du CAC 40, à qui l’appel est lancé ? Mais ceux-ci dirigent des groupes qui, pour la plupart, ne réalisent plus que 10% de leur activité en France. Quel smic retenir alors ? Celui de l’ouvrier roumain ou marocain ou celui du suédois ou du suisse ? Et d’ailleurs, pourquoi ne pas s’émouvoir des différences géographiques dans les rémunérations d’un même groupe, si l’on s’émeut ainsi des différences hiérarchiques : pourquoi le « smicard » de Danone est-il plus payé en France qu’en Chine ? Dans la même logique de contrôle bienveillant, ne faut il pas légiférer sur ce sujet et plafonner également le smicard français qui gagne 8 fois plus que son collègue chinois, pour le même labeur et une durée du travail inférieure ?

L’émotion qui a suscité cet appel est née des revenus publiés des deux patrons des groupes automobiles français qui comptent pourtant l’Etat à leur capital. Etat qui a validé les modalités de rémunération des patrons desdits groupes, mais qui se dédit, lorsque la part variable qu’il a approuvée dans son calcul apporte au dirigeant le produit qu’on lui avait promis contractuellement. Faudrait-il mieux que ces groupes ne soient pas redressés ? Il est vrai que dans les groupes où l’Etat est actionnaire de référence, certains patrons sont moins payés que dans l’automobile. Mais qu’en est-il de leurs performances économiques, et qu’en est-il du passif qu’il génèrent pour les contribuables ? EDF, SNCF, Engie, Air France, Areva etc… Le scandale est bien davantage de promouvoir ou maintenir des patrons incompétents que de trop payer les bons. Les mauvais sont en effet toujours trop payés…

Ces rémunérations « excessives » témoignent-elles d’un pillage au détriment des autres salariés ? Si la règle des 100 smics était appliquée à Monsieur Tavares de PSA, sa rémunération passerait de 5,24 à 1,75 millions d’euros, dont 1,1 million de part fixe. Cette réduction permettrait d’augmenter les 184 100 salariés du groupe de 19 euros par an, soit 5 centimes par jour de pouvoir d’achat additionnel, sur lequel l’Etat ne toucherait que 20%, correspondant à la TVA des salariés français (43% des effectifs) si cet argent est consommé, soit 300 000 euros. En laissant son argent à monsieur Tavares, l’Etat va gagner plus de 2 millions (impôt sur le revenu et TVA) ! Qui profite donc des « abus » ?

Le scandale, s’il y en a un, n’est sans doute pas dans les rémunérations élevées de quelques dizaines ou centaines de personnes. Il est bien davantage dans l’appauvrissement des 10% les plus pauvres -souligné par l’Observatoire des inégalités (rapporté par Eric Le Boucher dans les Echos du 10 juin)- dans la pression fiscale sur les classes moyennes et dans la perception du caractère figé des situations : la fortune n’est plus un rêve, le progrès ne s’envisage plus et la paupérisation est perçue par certains comme incontournable.

Réagissant à l’appel, le gouvernement a refusé d’introduire une disposition législative qui plafonnerait la rémunération des patrons selon la volonté des 40, au motif que le Conseil Constitutionnel s’y opposerait. Comme si, par derrière, les juges suprêmes étaient les alliés d’une ploutocratie sans vergogne. Mais ce qui s’oppose à une telle intention, c’est tout simplement la Liberté ! La Liberté des volontés de s’accorder pour contracter, car il est du ressort du conseil d’administration et de son comité de rémunération d’engager l’entreprise dans le contrat de travail des dirigeants. C’est sa responsabilité aussi, et il la tient des actionnaires qui ont la liberté de révoquer le conseil s’ils le souhaitent. Laissons donc liberté et responsabilité s’exercer, plutôt que d’introduire une « décence » qui sent l’ordre moral sans rien ajouter à l’ordre public.

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