Analyse économique

juin 2016

L’ordolibéralisme : mythe et réalité

C’est un réflexe bien humain que de chercher ailleurs les causes de nos malheurs. Plutôt que de voir dans la faiblesse de notre croissance la conséquence de nos choix passés, certains préfèrent accuser d’autres pays, l’Allemagne, et tout particulièrement une doctrine économique, l’ordolibéralisme, dont les principes structurent la réflexion allemande sur les questions économiques. « Cage de fer du vieux continent », « Poison Allemand », « variante du néolibéralisme mondial », semblent assembler dans un monstre à deux têtes : l’ordre germanique et le libéralisme anglo-saxon, l’ordolibéralisme n’a pas bonne presse en France…Présenté comme un savant mélange d’ultralibéralisme et de rigorisme budgétaire, il aurait le goût de l’huile de ricin pour les pays soumis aux purges imposées par l’Allemagne. Mais derrière la caricature qui est faite de ces idées, la réalité est tout autre : l’ordolibéralisme n’a strictement rien à voir avec un laisser-faire généralisé ou une austérité volontairement douloureuse.

Un libéralisme né de la critique du libéralisme

L’ordolibéralisme a commencé à se développer principalement en Allemagne dans les années trente et surtout après-guerre. Il s’inscrit dans une réflexion plus large sur une refondation du libéralisme qui est à l’époque remis en cause : la crise que l’économie mondiale traverse à ce moment-là ayant prouvé les limites d’une économie libérale, le balancier des idées s’est alors orienté vers l’interventionnisme, le dirigisme, le planisme. En France, le groupe X-crise est l’exemple le plus connu de ce mouvement. Confrontés à cette situation, les penseurs libéraux se sont interrogés, notamment lors du colloque Walter Lippman qui, en 1938, s’efforça de penser un nouveau libéralisme. Les participants français les plus connus de ce colloque étaient Raymond Aron et Jacques Rueff. Le constat qui a été établi à l’époque était celui des limites de la variante manchestérienne du libéralisme, c’est-à-dire celui qui a prévalu au XIXème siècle au Royaume-Uni et qui repose sur le laisser-faire, une liberté sans entrave, et un refus de toute réglementation. Ce libéralisme ayant débouché sur la grande dépression des années Trente, c’est contre celui-ci, tout en préservant la liberté, que l’ordolibéralisme va se construire.

En Allemagne, les principaux représentants de ce courant sont Wilhem Röpke ou Alexander Rustöw. Ce courant de pensée fut condamné par les autorités nazies et la plupart de ses membres durent cesser d’enseigner. Certains s’exilèrent, d’autres participèrent à la résistance mais aucun ne se compromit avec le régime nazi.

Un libéralisme qui n’est pas un économisme

L’ordolibéralisme ne considère pas que l’existence humaine se résume à l’Homo Economicus. Alexander Rüstow écrit : « Il y a infiniment de choses qui sont plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’Etat, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement matériel. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures. » A la loi de l’offre et de la demande qui régit les rapports économiques, il faut que correspondent d’autres liens : Röpke écrit ainsi que « la société dans son ensemble ne peut être construite sur la loi de l’offre et de la demande… Il faut que les hommes qui se mesurent par la concurrence sur le marché en recherchant leur propre avantage soient fortement liés à la communauté par des liens sociaux et moraux, sous peine que la concurrence ne dégénère. » La liberté économique repose sur la moralité des acteurs. Mais pour servir ces valeurs supérieures, encore faut-il que l’économie fonctionne bien. Selon Röpke, « l’économie de marché est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée ». L’idée sous-jacente est qu’on ne peut organiser une économie que par le biais de la planification ou par le biais du mécanisme des prix. La, libre formation des prix, nécessaire au calcul économique, demeure la meilleure façon de coordonner l’offre et la demande.

La concentration des pouvoirs, voilà l’ennemi

La concurrence est un élément clé pour les ordolibéraux. Ils considèrent que dans un contexte de laisser-faire, la logique capitaliste débouche toujours sur la constitution de monopoles ou d’oligopoles, au détriment des individus. Cette concentration de pouvoir économique débouchant toujours sur une concentration de pouvoir politique, elle met autant en péril la liberté que l’extension du pouvoir arbitraire de l’Etat. C’est pourquoi les ordolibéraux soutiennent la très grande importance de la lutte contre les monopoles et qu’ils sont de farouches partisans de la décentralisation.

Un Etat gardien des règles

Le terme ordo renvoie à l’ordre car il considère que seul un certain ordre permet l’exercice de la liberté et le bon fonctionnement du marché. Plusieurs principes doivent être mis en œuvre pour permettre le fonctionnement d’une société libre : liberté économique, liberté d’entreprendre, propriété privée et surtout, maintien farouche d’une concurrence non faussée et lutte contre les monopoles. L’Etat doit veiller au respect de ces règles. Il doit définir le cadre de l’action économique des agents.

Un rôle mesuré mais déterminant pour l’Etat

Outre le respect des règles, l’Etat peut également mener une politique visant à soutenir le potentiel d’activité de l’économie en favorisant la recherche, l’enseignement et la formation, en développant des infrastructures et en encourageant les plus petites entreprises pour maintenir la concurrence. La critique de l’Etat Providence repose sur son caractère déresponsabilisant des individus. Il ne s’agit pas de le remettre totalement en cause car les plus fragiles doivent être assistés par la communauté, mais sa généralisation revient à déresponsabiliser les gens et à confier trop de pouvoirs à l’Etat.

Prévenir les crises plutôt qu’avoir à les résoudre

Ce dernier point est important car il est à la source de certaines incompréhensions vis à vis du comportement allemand durant les années passées. A l’inverse de la pensée d’un Keynes qui s’est construite dans une situation de crise en cherchant une réponse à celle-ci, la pensée ordolibérale a cherché à trouver les conditions d’une économie stable. De même, confrontés à la crise de la zone euro, les dirigeants allemands ont souvent voulu chercher comment éviter que la crise ne se reproduise, autant que limiter ses effets négatifs immédiats sur l’activité, ce qui a pu conduire à des prises de décision plus lentes.

Cette volonté de maintenir la stabilité de l’économie repose donc sur le respect des règles qui doit éviter que des déséquilibres ne se mettent en place. Il réclame de l’Etat une auto-limitation, celui-ci devant accepter de ne pas intervenir à tout bout de champ pour soutenir l’activité, sauf dans les cas les plus extrêmes. La politique monétaire doit viser la stabilité monétaire, d’où la nécessité d’une banque centrale indépendante, afin de lutter contre la tentation inflationniste.

En conclusion

La pensée ordolibérale est donc bien plus complexe et complète que la caricature qui en est faite. Loin d’un ultra-libéralisme dissolvant toutes les attaches, elle s’efforce de poser les conditions d’une vraie liberté. Elle repose sur une conception élevée de l’être humain qui ne doit pas abdiquer sa responsabilité à l’Etat.

On ne peut que saluer les efforts des éditions des Belles Lettres pour mieux faire connaître ce courant de pensée, notamment avec la récente publication d’un ouvrage sur Les Ordolibéraux, histoire d’un libéralisme à l’Allemande de Patricia Commun, qui avait préfacé l ‘édition d’Au Delà de l’Offre et de la Demande de Wilhelm Röpke en 2009.

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