Au fil des lectures : reçu 10/10

janvier 2023

« Une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. » (traité 1ère ed.)

Actualité de Jean Jaurès : respect total pour l’entrepreneur

Alors que retentissent quelques faillites assez scandaleuses et que s’en profilent d’autres sous l’effet de l’inflation et de la hausse des taux d’intérêt. Et que s’annoncent à nouveau des mouvements de grève qui vont encore pénaliser notre système productif, nous vous proposons la lecture de cet article de Jaurès à la une de la Dépêche du 28 mai 1890. Le député de 31 ans vient d’être battu mais sa voix porte loin et il sera réélu dès 1893. C’est un texte qui a fait l’objet au XXe siècle de quelques manipulations et charcutages de tout bord tant il arrange ou dérange. Nous l’avons totalement respecté mais simplement coupé quelques parties qui nous semblaient désuètes en gardant ce qui nous semble toujours d’une actualité certaine et qui le restera. Rappelons que lorsque Jaurès parle du socialisme il entend non pas un système de production mais une politique publique soucieuse des conditions sociales. Rappelons aussi qu’il fut reçu 3e à l’agrégation de philosophie derrière Henri Bergson qui s’est aussi exprimé sur l’entrepreneur.

Alors que nous raconte Jaurès ?

« LES MISÈRES DU PATRONAT »

« C’est une erreur grave de croire que le socialisme ne s’intéresse qu’à une classe, la classe des ouvriers, des producteurs manuels. S’il en était ainsi, il remplacerait simplement une tyrannie par une tyrannie, une oppression par une oppression. Lorsque Danton disait : « Nous voulons mettre dessus ce qui est dessous, et dessous ce qui est dessus », c’était le mot d’un politicien révolutionnaire excitant les convoitises dans un intérêt passager ; ce n’était pas le mot d’un socialiste. Le socialisme vrai ne veut pas renverser l’ordre des classes ; il veut fondre les classes dans une organisation du travail qui sera meilleure pour tous que l’organisation actuelle. Je sais bien que les meneurs du socialisme le réduisent trop souvent, par des déclamations violentes et creuses, à un socialisme de classe, d’agression, de convoitise ; mais je sais aussi que la vraie doctrine socialiste, telle que les esprits les plus divers l’ont formulée, les Louis Blanc, les Proudhon, les Fourier, est bien plus large et vraiment humaine : c’est le bien de la nation tout entière, dans tous ses éléments sains et honnêtes, qu’elle veut réaliser.

En fait, si l’on va au fond des choses, le système d’individualisme à outrance, d’âpre concurrence, de lutte sans merci qui régit aujourd’hui la production fait presque autant de mal à la classe bourgeoise dans son ensemble qu’à la classe ouvrière. Le patronat a ses misères qui ne sont pas les mêmes que celles de l’ouvrier, qui sont moins apparentes, moins étalées, mais qui souvent sont poignantes aussi. (…)
Dans la moyenne industrie, il y a beaucoup de patrons qui sont à eux-mêmes, au moins dans une large mesure, leur caissier, leur comptable, leur dessinateur, leur contremaître ; et ils ont, avec la fatigue du corps, le souci de l’esprit que les ouvriers n’ont que par intervalles. Ils vivent dans un monde de lutte où la solidarité est inconnue. Jusqu’ici, dans aucun pays, les patrons n’ont pu se concerter pour se mettre à l’abri, au moins dans une certaine mesure, contre les faillites qui peuvent détruire en un jour la fortune et le crédit d’un industriel. Une grève éclate-t-elle, il n’est pas sans exemple que les plus gros industriels qui la peuvent supporter la voient avec une satisfaction parce qu’elle écrasera les autres et qu’ils en recueilleront les dépouilles. Entre tous les producteurs, c’est la lutte sans merci : pour se disputer la clientèle, ils abaissent jusqu’à leur dernière limite, dans les années de crise, le prix de vente des marchandises ; ils descendent même au-dessous des prix de revient ; ils sont obligés d’accorder des délais de paiement démesurés, qui sont pour leurs acheteurs une marge ouverte à la faillite, et s’il leur survient le moindre revers, le banquier aux aguets veut être payé dans les vingt-quatre heures.

De plus, les industriels moyens sont de plus en plus menacés par la coalition des puissants qui, en se syndiquant, disposent des prix, font la loi sur le marché et éliminent la concurrence. Ils ne jouent pas, ils sont même le contraire du joueur, puisqu’ils bâtissent une modeste fortune peu à peu par le travail, mais il y a au-dessus d’eux des fureurs de jeu, de spéculation.

La grande industrie aussi a ses soucis et ses charges. Il y a de grandes maisons que tous ou presque tous jugeaient prospères, qui tombent en faillite, en laissant un passif considérable où disparaît quelquefois l’épargne d’innombrables familles pauvres. Ce n’est pas toujours le désordre des chefs qui entraîne ces grandes ruines. Il a suffi quelquefois, à l’origine, d’une démarche imprévoyante ; et comme aujourd’hui la grande industrie se complique presque inévitablement de spéculations et de jeu, comme il n’y a presque plus dans les sucres, les laines, les fontes, de grand producteur qui ne soit un grand spéculateur, il y a de puissantes fortunes qui peuvent être compromises en quelques jours. Ce qu’il y a de plus affligeant dans plusieurs des grosses faillites qui se produisent, c’est que, bien souvent, elles remontent en fait à dix ans en arrière. Depuis dix ans, la maison ne vit plus que d’expédients secrets, et chacun de ces expédients est une capitulation de conscience. L’industriel espère se sauver et il fait des victimes de plus ; puis, il en fait encore pour retarder l’heure de la chute inévitable. Sa conscience décroît avec ses chances de salut, et il se trouve ainsi que d’honnêtes gens finissent par laisser leur honnêteté même sous les ruines de leur maison. Il doit y avoir là bien des drames de conscience et des souffrances cachées auprès desquelles toute autre souffrance est peu de choses.

Mais voici ce qu’il y a de plus triste dans la condition du patronat. Si tous ces hommes acceptent ainsi de se surcharger de travail, de responsabilités et de soucis, c’est avec le seul espoir de faire fortune, et le plus possible. Il ne s’agit pas pour eux de gagner de l’argent modérément ou suffisamment ; il s’agit pour eux et nécessairement de gagner le plus d’argent possible ; ils ne pourraient pas supporter la tension nerveuse à laquelle beaucoup d’entre eux sont condamnés, s’ils limitaient leur ambition. Comme ils peuvent tout perdre dans une crise et qu’il n’y a pas de limite à leur ruine, ils ne peuvent pas non plus accepter qu’il y ait de limite à leurs espérances de gain. Des inquiétudes sans mesure d’un côté, des ambitions mesurées de l’autre, laisseraient leur âme boiteuse, et ils s’arrêteraient en chemin. De plus, s’ils ne se proposaient pas de porter leurs bénéfices au maximum, ils perdraient leur partie dans la mêlée générale ; car, à côté d’eux, il y en a d’autres qui, eux, portant leurs bénéfices au maximum, écraseraient bientôt les plus modérés par une accumulation supérieure de capitaux. Un général qui ne pousserait pas jusqu’au bout tous ses avantages, qui arrêterait sa victoire à mi-chemin et ne changerait pas en déroute, là où il le peut, la défaite de ses ennemis, ne tarderait pas à perdre la partie. De même, dans la mêlée des intérêts, l’industriel qui ne prétendrait pas au plus de bénéfices possibles ne tarderait pas à être vaincu.

Lorsque les ouvriers accusent les patrons d’être des jouisseurs qui veulent gagner beaucoup d’argent pour s’amuser, ils ne comprennent pas bien l’âme patronale. Sans doute, il y a des patrons qui s’amusent, mais ce qu’ils veulent avant tout, quand ils sont vraiment des patrons, c’est gagner la bataille. Il y en a beaucoup qui, en grossissant leur fortune, ne se donneront pas une jouissance de plus ; en tout cas, ce n’est point surtout à cela qu’ils songent. Ils sont heureux, quand ils font un bel inventaire, de se dire que leur peine ardente n’est pas perdue, qu’il y a un résultat positif, palpable, que de tous les hasards il est sorti quelque chose, et que leur puissance d’action s’est accrue.

Oui, mais s’il en est ainsi, la condition même du patronat, sa loi, sa vie, c’est d’obtenir de tous les instruments de travail qu’il manie le maximum de rendement net. Or, parmi ces instruments de travail, il y a des hommes, et, je le répète, la condition vitale du patronat dans l’organisation sociale actuelle, c’est de donner à ces hommes le moins possible, et d’en obtenir le plus possible.
Les salaires, les heures de travail, tout cela figure sur les livres de comptes avec le prix des matières premières et l’amortissement de l’outillage. La vie, la santé, la joie, la culture intellectuelle et morale de millions de familles, tout cela, dans l’organisation actuelle du travail, qui n’est que combat, n’est plus qu’un chiffre avec d’autres chiffres. Dans notre société mauvaise, le patronat, en alignant des colonnes de chiffres, ne voit pas, ne doit pas voir qu’il aligne des souffrances humaines. (…)

Et ne croyez pas, je vous en supplie, que j’accuse les patrons. Quand les ouvriers les outragent ou les haïssent, les ouvriers se trompent, les ouvriers ont tort. Ce ne sont pas les patrons qui font cette loi, ils la subissent. Et je considère comme une des plus grandes misères du patronat d’être réduit à ne voir au fond dans les hommes que des éléments. J’en connais parmi les meilleurs qui sont sans cesse partagés entre le désir de faire pour leurs ouvriers plus qu’ils ne font et la crainte, s’ils le font, d’être accablés par un rival. J’en connais qui sont, comme hommes, charitables, humains, démocrates, et qui, comme patrons, cèdent à la loi inexorable du patronat. (…)

Non, en vérité, le patronat, tel que la société actuelle le fait, n’est pas une condition enviable. Et ce n’est pas avec les sentiments de colère ou de convoitise que les hommes devraient se regarder les uns les autres, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut-être le prélude de la justice. Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail ; c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple. »

Jean Jaurès La Dépêche de Toulouse, 28 mai 1890.

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