Analyse économique

juin 2020

La Modern Money Theory, nouvelle corne d’abondance ?

On entend de plus en plus parler de cette nouvelle théorie. Bien qu’elle soit remise en cause par la plupart des économistes, ses partisans semblent voir dans la situation exceptionnelle que nous traversons l’illustration de sa pertinence. Ils rencontrent dans la classe politique un auditoire tout prêt à les écouter. En effet, cette théorie dit que l’État peut n’être soumis à aucune contrainte budgétaire et que l’endettement public ne doit pas inquiéter. Bernie Sanders et son soutien Alexandra Occasio-Cortez y voient le moyen de financer sans douleur, qui un Green New Deal, qui une expansion de la protection sociale ou encore la gratuité des études supérieures.

Pour ce faire, certaines conditions doivent être respectées. Il faut que le pays dispose de sa souveraineté monétaire, c’est-à-dire de sa propre unité de compte, qu’il impose le cours légal de sa monnaie, que celle-ci ne soit pas ancrée sur d’autres devises ou sur de l’or, que ses obligations ou engagements soient tous libellés dans sa monnaie et que les paiements qui lui sont faits le soient dans cette monnaie. Cette théorie revient à fusionner les bilans de l’État et de la banque centrale. L’État, par sa dépense publique, injecte la monnaie dont l’économie a besoin pour fonctionner. Ceci permet concrètement au gouvernement de payer ses politiques avec des réserves banque centrale qui sont injectées dans l’économie, et fait de l’impôt, non un moyen de financer son activité, mais un outil pour parvenir à certains objectifs économiques, notamment par le choix entre financement monétaire et financement budgétaire.

Les tenants de cette théorie reconnaissent l’existence de limites mais celles-ci sont à trouver uniquement dans l’appareil productif. Concrètement, le gouvernement peut stimuler l’activité jusqu’à atteindre le plein emploi, mais au-delà de l’inflation sera générée. Dans ce cas, des impôts doivent être levés pour éviter une accélération de celle-ci. Ici, la plupart des partisans de cette théorie affirment que les économies développées fonctionnent depuis plusieurs années en dessous de leur potentiel d’activité et que le taux de chômage d’équilibre a été largement surestimé. Dès lors, une proposition telle qu’un programme d’emploi garanti permettrait d’atteindre le plein-emploi sans tirer l’inflation.

Après tout, n’est-ce pas ce que les gouvernements et les banques centrales sont en train de faire, les premiers en ayant d’énormes déficits, les secondes en achetant la dette des États, et donc en finançant indirectement ce déficit. Alors ce qui est exceptionnel ne peut-il pas devenir permanent et résoudre une bonne partie des problèmes de nos économies ?

Certains points sont valides mais le problème principal est que cette théorie ne s’inscrit pas dans une vision dynamique de l’économie mais décrit essentiellement des égalités comptables statiques. Dès lors, elle n’intègre pas le fait que les agents vont anticiper le comportement des autres. Confronté à une économie en plein emploi, avec un peu d’inflation, quel gouvernement prendra la décision d’augmenter les impôts au risque de faire chuter trop fortement l’activité ?

Dès lors, cette politique aura nécessairement un biais inflationniste. Le cadre budgétaire annuel dans lequel fonctionnent les économies développées crée un délai de mise en œuvre à même de renforcer ce biais inflationniste. Sauf à être dans une économie de rationnement du crédit, la banque centrale devra à un moment remonter ses taux d’intérêt pour ralentir celle-ci, mais les intérêts payés sur ces réserves aux banques entraîneront une nouvelle création monétaire. Il semble donc difficile d’échapper à un phénomène explosif de création monétaire et donc d’inflation. D’une manière générale, les tenants de cette théorie considèrent que la faiblesse récente de l’inflation est une garantie contre toute accélération. Rappelons qu’entre 1959 et 1965, l’inflation était restée raisonnablement en moyenne à 3% dans les 5 plus grands pays.
Cinq ans plus tard en 1970, elle était proche de 6% et dépassait 12% en 1975 !

Face à ces biais inflationnistes, les agents économiques demanderont probablement une compensation qui prendra la forme de taux d’intérêt à long terme plus élevés. Une autre série de limites est à trouver du côté de la contrainte externe. Si le déficit commercial d’une économie est pro- cyclique, lorsque l’activité augmentera, le déficit augmentera également, et il faudra pour importer des biens de l’extérieur convaincre cet autre pays d’acquérir de la monnaie de ce pays et donc l’assurer de la valeur de celle-ci. À moins de pouvoir le forcer à détenir cette monnaie, ce qui a été en quelque sorte le privilège des États-Unis, il lui faudra garantir le maintien de sa valeur et une rémunération attractive.

Finalement, la critique la plus pertinente de cette théorie est de constater qu’elle a déjà été utilisée pour des résultats catastrophiques. En effet, un certain nombre de pays d’Amérique Latine l’ont essayée, comme l’a noté Sebastian Edwards, un économiste spécialiste des régimes populistes. Nous avions évoqué ses travaux dans la Décade mars 2017. Le bilan en a toujours été un effondrement des revenus réels, une explosion de l’inflation et une forte dévaluation.

Pour résumer, et dans le meilleur des cas -avec un gouvernement sérieux- la prise en compte des contraintes réelles et externes risque de contraindre autant l’activité que les contraintes financières d’un financement par la dette. Et très probablement, cette expérience déboucherait sur une nouvelle poussée inflationniste.

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